EXPLORER L'HISTOIRE

Bête du Gévaudan - Etude de la chasse du 19/06/1767

Cette fois, je m'intéresse plus particulièrement à cette fameuse chasse menée par le marquis d'Apcher le 19 juin 1767, lors de laquelle la Bête sera tuée par Jean Chastel. J'ai émis des doutes à ce sujet dans la première partie de mes études, il était donc temps que je me penche sur la question.


Les sources

Pour étudier cette chasse, nous disposons actuellement de deux sources historiques sérieuses :
- le rapport du notaire Marin, qui fait immédiatement suite à la mort de la Bête et rédigé en présence de celle-ci, des chirurgiens venus "l'autopsier", des chasseurs, du marquis et du subdélégué du pays.
- une lettre à l'auteur anonyme, proche du comte de la Tour d'Auvergne, rédigée le 6 juillet 1767. Cette lettre recevra un permis d'impression à Paris le 26 juillet pour être officiellement reproduite deux jours plus tard.

Voici ce qu'indiquent les deux documents. Commençons par Me Marin :
"Monsieur le marquis d'Apchier en aurroit été averti et seroit parti ce même jour 18 du présent mois sur les 11 heures du soir avec quelques chasseurs de sa maison et quelques autres de ses terres qu'il assembla précipitamment, en tout au nombre de 12, s'étant transporté dans sa forest sur la montagne de Margeride, posté ses gens, battu cette forêt et ensuite celle de Mr le Marquis du Pons, cet animal féroce se seroit présenté, sur les 10 heures un quart du matin du jour d'hier, 19 du présent, a un de ces chasseurs nommé Jean Chastel du lieu et paroisse de La Besseyre-Saint-Mary, lequel tira un coup de fusil a cet animal duquel il tomba mort au bord de la forest appelée la Ténazeyre, de la paroisse de Nozeyrolles.

Monsieur le marquis d'Apchier ayant fait transporter cet animal a son château de Besques, paroisse de Charaix, nous avons jugé a propos de nous y rendre pour en faire la vérification, et étant au château de Besques, Monsieur le marquis nous a fait représenter cet animal qui nous a paru être un loup, mais extraordinaire et bien différant par sa figure et ses proportions des loups que l'on voit dans ce pays. C'est ce que nous ont certifié plus de 300 personnes de tous les environs qui sont venues le voir."


Puis la lettre du 6 juillet 1767 :
"Le 18 du mois dernier, M. le Marquis d'Apchier partit de son château de Besque, à onze heures du soir, avec douze Chasseurs. Après avoir battu infructueusement plusieurs bois de la Margeride, il entra dans celui de M. le Marquis de Pons, nommé la Tournelles, au-dessus du village d'Auvers, Paroisse de Nozeyrolles, diocèse de Saint-Flour.

Le 19, à dix heures du matin, il eut connoissance de la Bête. Il posta ses Tireurs à dix heures & un quart. M. d'Apchier, avec deux de ses hommes, l'apperçut, suivie d'un Animal plus petit qu'elle, tacheté de blanc sur le col & sous le ventre. On soupçonne que c'est sa femelle. On lâcha les chiens qui se rebutèrent; un seul, plus hardi que les autres, poursuivit le gros Animal, qui se retourna pour le dévorer. Dans cet instant, le nommé Jean Chastel, du village de Labessaire, lui tira un coup de fusil, chargé d'une balle & de cinq chevrotines. La balle lui traversa la nuque, & fracassa les quatre premières vertèbres ; une chevrotine lui cassa la jambe gauche du devant; il poussa un grand hurlement, & tomba roide mort. Il ne fut pas possible de courir après l'autre Bête qui se sauva dans le fort du bois. M. le Marquis d'Apchier remit la Chasse à un autre jour pour la poursuivre, & descendit à Auvers.

Sur le bruit qui se répandit dans le village que l'Animal étoit tué & qu'on l'apportoit, un Païsan assura M. d'Apchier qu'il s'étoit battu contre lui l'année derniere, & qu'il étoit assuré de l'avoir blessé d'un coup de baïonnette au-dessus de l'oeil gauche.

M. de la Védrine, Gentilhomme, des environs, dit, qu'il le tira, il y a 2 ans, & qu'il l'avoit blessé à la cuisse gauche avec une balle. Presque tous les Païsans du même lieu assurent qu'ils l'avoient vu plusieurs fois de fort près, & qu'ils le reconnoîtroient."

Nous constatons que la seconde source est plus détaillée. Les deux se complètent très bien. Il y a juste un détail qu'il convient de corriger immédiatement : la date de la mort de Jeanne Bastide.

Date de la mort de Jeanne Bastide

Me Marin précise que la jeune femme est morte le jour même où d'Apcher a été prévenu. L'acte de décès, rédigé par le curé de la paroisse, indique cependant :
"Le dix septieme juin 1767, Jeanne Bastide de Biniere agée de 19 ans a 5 heures du soir a eté devorée par un loup carnatier au Sanil commun de Binière ayant fait sa pr[emiè]re communion cette année, et le dix huit a eté enterrée en présence de Jacques Langlade, Claude Biscarrat et Jean Soulier, tous de Binière qui n'ont scu signer de ce requis. Molherat, curé."

Le 18/06/1767 est un jours gras : c'est un jeudi où tombe la célébration du Saint-Sacrement, 7 jours après la Fête-Dieu. Le curé n'a donc pas pu se tromper de jour. S'il date la mort de la jeune femme de la veille, nous pouvons prendre la chose pour certaine. Je pense donc que c'est le notaire Marin qui confond la date de décès avec celle d'inhumation. Le marquis d'Apcher n'a donc été informé que le lendemain de la mort de Jeanne Bastide.

Itinéraire d'un enfant gâté

A partir de ces deux témoignages, et d'après ce que j'ai pu lire sur la vie des campagnes à cette époque, j'en déduis la chronologie suivante. Tous les horaires sont donnés en heure solaire (heure légale de l'époque, il faut ajouter 2h pour obtenir l'heure telle que nous la connaissons aujourd'hui).

  1. Le marquis a été averti le jeudi 18 juin dans la journée de l'attaque survenue la veille.
  2. Il a sans doute fait sonner le tocsin pour rassembler des chasseurs. En cette seconde quinzaine de juin au sud de la Loire, on peut imaginer que les moissons avaient déjà commencé. Les hommes sont donc aux champs et il est difficile d'en rassembler suffisamment avant la fin d'après-midi.
  3. Le chemin de Besque à Desges doit faire environ une dizaine de kilomètres de montagne (2 bonnes heures de marche pour des hommes du pays). Les chasseurs se mettent en marche sur les coups de 11h (soit 1h du matin de nos jours) pour Lesbinnières (Desges) où a eu lieu l'attaque de Jeanne Bastide. Nous sommes proches du solstice d'été, si le soleil a commencé à se coucher une heure avant leur départ, il ne fait complètement nuit qu'une heure après leur départ. Quoi qu'il en soit, il fait sans doute déjà noir quand ils arrivent à destination.
  4. Arrivés là, ils apprennent que la Bête est partie vers le sud et le mont Mouchet. Il faut convenir d'un plan de chasse. Les chasseurs se séparent : les uns se préparent à battre plusieurs bois tandis que d'autres sont probablement envoyés à leur poste de tir (le sogne d'Auvers) dès ce moment. Nous sommes déjà le vendredi 19 juin, il doit être environ 4h du matin (6h de nos jours) : à cette date la nuit "noire" ne dure alors que quelques heures. Je pense qu'il nous manque une mention des rabatteurs, qui en toute logique ont dû également être assemblés dans les villages alentours.
  5. Vers 7h30 - 8h, tout le monde est en position et la battue commence. Dans le bois du marquis d'Apcher, elle ne donne rien. Il a dû falloir environ une heure pour battre le bois. On passe alors au bois du marquis de Pons.
  6. La Bête y est débusquée et rabattue jusqu'aux abords de la forêt de Ténezeyre, où sont postés les chasseurs, nous sommes sur les coups de 10h du matin.
  7. Chastel était-il à un bon poste ? Je pense que les chasseurs pris par le marquis devaient bien connaître ces bois et les habitudes des animaux qui y vivaient pour se poster aux endroits propices lorsque le plan de chasse a été établit (voir point n°4)
  8. A 10h15, deux animaux se présentent sur l'un des chasseurs : la Bête et une seconde, plus petite. Il abat la Bête. Pourquoi celle-ci ? Il aurait sans doute pu tirer sur l'autre animal, seulement cette fois le chasseur (Jean Chastel) a déjà vu la Bête (aux alentours du 20/02/1765, lorsqu'il aura un démêlé avec le sieur de la Védrine) et sait laquelle il faut abattre. D'ailleurs, tous laissent filer le second animal.
  9. Les chasseurs rapportent leur prise à Auvers. Deux victimes y séjournent et peuvent identifier la Bête : M. de la Védrine (que l'on sait travailler à Nozerolles, sur la paroisse) et un paysan dont le nom ne nous est pas donné. Par la suite, d'autres victimes identifieront l'animal.

Le plan de chasse

Sur la carte ci-dessous, j'ai tenté de superposer les données historiques de boisement selon la carte de Cassini (en vert) et celle actuelles (en jaune). On peut donc constater que les bois étaient beaucoup moins profonds du temps de la Bête que de nos jours aux alentours du mont Mouchet :



Ils s'étendent notamment au sud des gorges de la Desges, autour d'Auvers et au sommet du mont Mouchet. Le lieu-dit "la sogne d'Auvers" n'était alors pas un sentier dans les bois, mais sans doute dans les pâturages. Rapprochons-nous avec une carte IGN pour voir :


Nous savons que la battue a concerné au moins trois bois :
- le bois de la Tenazeyre, paroisse de Nozerolles, où les chasseurs étaient postés et où la Bête a été tuée. Peut-être s'agit-il du bois au sommet du mont Mouchet ?
- la forêt du marquis, qui se trouve sur la montagne (selon Me Marin). Peut-être celui au nord du mont Mouchet ?
- celle du marquis de Pons, nommé la Tournelles, au dessus d'Auvers (selon la lettre du 6 juillet). Peut être celui au nord-est d'Auvers ?

On attribue souvent à tort le bois de la Tenazeyre au marquis de Pons ou à madame d'Apcher. Je pense que nous avons affaire à trois lieux différents, que les documents prennent la peine de différencier.

Sur la carte, je vous ai indiqué en rouge le lieu approximatif de la sogne d'Auvers et les axes de progression, tel que cela a été fait pour d'autres chasses, comme par exemple pour le plan d'une chasse du organisée par M. Antoine à l'été 1765. Ce dernier document précise par ailleurs que les tireurs doivent être placés "au point du jour", technique qu'aurait pu reprendre le marquis d'Apcher (voir point n°4 de la chronologie ci-dessus).

Dans l'hypothèse où les localisations sont correctes, lorsque l'on regarde la carte, on s'aperçoit que :
- la sogne d'Auvers est une zone non-boisée au centre des trois bois, propice à déployer les chasseurs.
- un cordon d'un nombre limité de rabatteurs est suffisant pour prendre les bois en enfilade sur toute leur largeur en direction de la sogne d'Auvers : ceux-ci n'ont pas plus d'un kilomètre de largeur. Il faut 200 personnes espacées de 5 mètres pour battre cette largeur. Mais il est possible de mettre moins de monde, soit en espaçant davantage, soit en ne battant qu'une partie des bois*.
- la superficie à battre est assez restreinte pour que, depuis le lever du jour (6h) et le moment où Chastel a tiré la Bête (10h15), les rabatteurs aient pu faire leur travail sur deux bois successivement.


Conclusions

Cette étude, même si elle part sur des hypothèses qui restent à démontrer (localisation des bois en question, placement d'une ligne de chasseur à la sogne d'Auvers, emploi de rabatteurs dont les documents ne font pas mention) m'a permis de me faire une idée sur le scénario voulant que le marquis d'Apcher savait où chercher.

Répondons à cette question par "oui et non". Il savait effectivement où chercher, dans le sens où la Bête avait restreint son territoire au mont Mouchet depuis déjà deux ans (depuis le départ de Duhamel et de ses dragons très exactement). Puis, en arrivant à Desges dans la nuit du 18 au 19 juin, les témoins ont pu lui indiquer la direction approximative prise par l'animal.

En revanche, suite à cette étude, j'en arrive à la conclusion qu'il ne connaissait pas exactement la localisation de l'animal. En revanche, son plan de chasse était assez bien construit pour connaître le succès si effectivement l'animal se cachait dans l'un de ces trois bois. Pour deux raisons :
- Ces trois bois sont le seul refuge pour un animal traqué dans les alentours. On ne peut aller dans les autres selon ce plan de chasse : les bois plus au nord-ouest, vers Chapel et Bourg, sont coupés par la ligne des rabatteurs, ceux vers la Soucheyre par la vallée très escarpée de la Desges.
- Pour passer d'un bois à l'autre, un animal doit forcement passer en vue de la ligne des chasseurs disposés aux alentours de la sogne d'Auvers.

Enfin, Jean Chastel était-il plus avisé que les autres ? Sans doute a-t-il été choisi car il avait une bonne arme et avait déjà vu l'animal de près, il était donc capable de le reconnaître et de le tirer. D'autre part, il venait de la Besseyre, village contiguë à Auvers, où l'on a dû aller chercher des hommes pour cette chasse. Faisait-il partie des 12 chasseurs qui ont quitté Besque avec le marquis ? Cela n'est pas dit par les documents.

L'histoire a voulu que la Dévorante se présente à lui et que nous retenions son nom. Notre imagination aurait été capable d'en faire tout autant si la Bête avait été tuée par quelqu'un d'autre...

Compléments d'étude

* Suite à des recherches effectuées à ce sujet avec des amis chasseurs ou en consultant des forums spécialisés, je suis conforté dans mon idée qu'il est possible dans le temps imparti par le planning de cette nuit du 18/19 juin 1767 de mener la battue du marquis d'Apcher avec un nombre restreint de chasseurs, sans pour autant connaître les habitudes de la Bête, point de mystère là-dessous.

Par exemple, il est possible de poster 3 ou 4 tireurs à la sogne d'Auvers et de battre les bois avec les 9 ou 10 personnes restantes (le marquis et les autres chasseurs). Bien évidemment, on ne peut espacer ces "rabatteurs" de 150m pour battre l'ensemble de la largeur du bois, les mailles du filet étant alors bien trop larges et laissant passer bon nombre d'animaux...

Auquel cas, les chiens sont une aide précieuse, car ils permettent de reconnaître le territoire et de "faire le pied" : localiser les secteurs où peuvent se trouver le type d'animal recherché. Cela permet d'éliminer certaines zones de bois à battre, les chiens n'y ayant pas flairé le gibier. Pour cela, il faut des chiens ayant un bon flair et habitués à ce type de chasse.

Ce type de battue est plus long à organiser (le temps de faire le pied puis de répartir les batteurs entre les différents secteurs reconnus), mais se déroule plus rapidement ensuite, car les chiens sont lâchés en début de battue et fondent directement sur l'animal. Une fois celui-ci levé par les chiens, un signal sonore est envoyé et tous les rabatteurs convergent vers ce signal pour pousser l'animal vers la ligne des tireurs.

Nous savons que le marquis d'Apcher a utilisé des chiens, peut être a-t-il employé cette technique, ce qui permet de limiter le nombre de batteurs nécessaires. Toujours est-il que le nombre de 300 qui a été avancé par l'abbé Pourcher me parait plus relever des humanités que d'une réalité du terrain (300 étant le nombre de hoplites, armés de leur lance, formant une phalange dans l'antiquité grecque). En revanche, se limiter à 12 chasseurs pour traquer la Bête et rencontrer le succès me parait également être un fantasme (le Sauveur du Gévaudan et ses 12 apôtres...). La vérité doit se trouver entre ces deux nombres.

Enfin, concernant ces douze chasseurs ayant été enrôlés par le marquis, je constate qu'au moins la moitié ont un rapport plus ou moins direct avec les attaques survenues tout au long de l'histoire. Si l'on en croit les noms rapportés par l'abbé Fabre, les chasseurs sont Jean Chastel, Pierre Chastel, Antoine Chastel, Jean-François Chastel, Pierre Roux, Jean-Pierre Valet, Antoine Tournaire, Jean Taraire, François Lèbre, Pierre Laborie, Jean-Pierre Chassefeyre et Pierre Pomier.

- Jean Chastel -> Déjà cité dans cet article, a vu la Bête aux alentours du 20/02/1765. Etait-il en compagnie de ses fils à ce moment ? Dans ce cas, ceux-ci l'ont aussi déjà aperçue.
- Pierre Roux -> Est-il le M. Roux du Besset ou parent de celui-ci, qui se charge du transport de la bête de M. Antoine en septembre 1765 ?
- Jean-Pierre Valet -> que lien de famille avec Marie-Jeanne Vallet, la "pucelle du Gévaudan", qui blesse la Bête le 11 août 1765 ?
- Antoine Tournaire -> quel lien avec Vidal Tourneyre, attaqué en décembre 1765 ?
- François Lèbre -> quel lien avec Guillaume Lebre, attaqué en août 1765 ? Est-il celui qui signe le procès verbal de l'attaque de Jeanne Delmas (15 février 1766) ? Enfin, quel lien a-t-il avec la famille Lebre, dont la fille Margueritte a été attaquée en avril 1766 ?
- Jean-Pierre Chassefeyre -> quel lien avec Joseph Chassefeyre, attaqué en juin 1766 ?

Après trois années de ravages et plus de trois cent agressions sur un territoire aussi restreint et peu peuplé que la Margeride du XVIIIème siècle, il y a certes de fortes chances que chaque famille ait été touchée, parfois même à plusieurs reprises. Mais il y a d'autant plus de chances également d'enrôler des chasseurs ayant déjà vu la Bête et qui savent quel animal il faut abattre...



11/05/2011
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